LE DROIT D'ÉMIGRER


Lorenzo Peña
(Institut de Philosophie du CSIC
[Conseil Supérieur de le Recherche Scientifique], Madrid)
Philosophie politique Num. 3 (Paris: PUF, juin 1993), pp. 97-110. ISBN 2-13-045430-5.

Table des matières
  1. La signification juridique des frontières en tant que délimitations du droit à la libre circulation
  2. Le droit de sortir et le droit d'entrer
  3. Le droit à l'émigration et les justifications des conquêtes européennes
  4. Les conséquences pratiques du respect de ce droit seraient-elles catastrophiques?

Nous avons été les témoins d'une recrudescence des mesures contre les immigrants provenant des pays pauvres. C'est sur cette toile de fond que nous allons consacrer cet article à une reconsidération du problème suscité par ce harcèlement. Les êtres humains ont-ils le droit d'outrepasser les frontières et d'aller vivre ailleurs? Si ouï, ont-ils le droit d'aller vivre n'importe où?

§1.-- La signification juridique des frontières en tant que délimitations du droit à la libre circulation

Les Constitutions des pays qui se disent démocratiques -- c'est-à-dire presque tous -- reconnaissent à chaque citoyen le droit de fixer sa résidence à l'intérieur du territoire du «pays» où la norme en question est en vigueur. Mais, qu'est-ce qu'un pays? Dans ce contexte, «pays» veut dire la même chose qu'«État» dans l'une de ses acceptions. Disons qu'il s'agit du territoire de l'entité publique qui jouit de souveraineté. Cette notion de souveraineté ne se prête pas non plus à une définition aisée, si ce n'est par le truchement de fictions assez arbitraires. Il en est de même, à la vérité, pour ce qui est de la notion d'«indépendance»: en fait il y a bien des degrés et d'aspects d'indépendance. Mais acceptons pour l'heure qu'un pays indépendant et souverain est un territoire dont les autorités ont le droit d'envoyer un ambassadeur à l'ONU.

Puisqu'il y a donc une reconnaissance unanime du droit de chacun à établir librement son lieu de résidence -- à l'intérieur des limites mentionnées (c'est-à-dire à l'intérieur des frontières d'un état internationalement reconnu) -- nous trouvons oiseux de débattre ici sur le fondement d'un tel droit inaliénable de la personne humaine. Non pas que la question soit banale. Nous pensons simplement que n'importe quel lecteur ou interlocuteur acceptera vraisemblablement l'existence d'un tel droit, quand bien même il le restreindrait de la façon indiquée. Eh bien, ce que nous voulons prouver c'est que toutes les limitations de ce genre sont contraires au droit naturel.

Si l'homme, l'individu humain, a naturellement le droit d'aller et de venir (pacifiquement, bien entendu) ainsi que de demeurer où il l'entendra, d'après ses goûts et ses intérêts, alors par quoi pourrait être justifiée l'interdiction d'exercer ce droit au-delà des confins appelés frontières? Probablement la seule justification d'une telle limitation c'est que les habitants d'un territoire qu'on appelle un pays indépendant possèdent collectivement ce territoire, tant et si bien qu'ils peuvent en bannir les étrangers, puisque ceux-ci ne participent nullement de la possession collective du territoire. Si l'argument portait, ne serait-on pas tenu d'affirmer tout aussi bien que les habitants d'un territoire régional, départemental, cantonal, municipal, etc, possèdent ledit territoire, avec les mêmes conséquences? Quels que soient les droits collectifs de possession d'un territoire par ses habitants -- ce qui est une question des plus discutables --, ces droits sont soumis à des restrictions -- comme n'importe quels autres droits de propriété ou de possession -- dont celle de permettre le libre exercice du droit inaliénable de chacun à aller et à venir, à demeurer là où il voudra.

Du reste, une appréciation sereine et lucide de la nature de ces droits comme de leur source et de la façon dont ils ont été acquis révèle que le droit fondamental de la personne à aller n'importe où est au-dessus de tout soi-disant droit de possession collective d'un territoire par une population donnée. En effet, le droit de se déplacer et de vivre là où l'on voudra est un droit inhérent à la personne indépendamment des contingences de toute sorte, alors que le droit putatif à la possession collective d'un territoire se trouve déterminé dans chaque cas par de nombreuses vicissitudes, qui en trahissent la faiblesse et la relativité. Qui plus est, ce prétendu droit a été acquis tout au long des siècles par le recours à la force. Nous ne nions pas qu'une population a tout de même le droit de repousser toute incursion de gens armés venus du dehors pour autant qu'elle est établie depuis longtemps dans le territoire qu'elle occupe. Mais il y a loin de là à méconnaître à quel point le droit à la possession collective d'un territoire est toujours précaire et relatif, justement parce que, dans la formation de la population comme dans son implantation dans le territoire en question, on a eu recours à la force contre d'autres habitants dont le droit à la possession du territoire était au moins aussi valable et bien fondé -- à supposer que les titres de propriété invoqués par les habitants actuels aient une quelconque validité.

Les frontières sont des lignes ayant acquis leur maigre réalité uniquement par la volonté des puissants de ce monde, par la volonté du plus fort, au moyen de traités qui ont toujours été inégaux et imposés.Foot note 1_1 On ne saurait se cacher les difficultés qui entourent l'octroi à quelqu'un d'une participation dans la possession collective d'un territoire s'étendant jusqu'à une telle ligne, et pas plus loin, exclusivement en vertu du fait qu'après avoir guerroyé, suite à des ambitions dynastiques, deux rois décidèrent de faire provisoirement la paix par un partage arbitraire, en vertu duquel les ancêtres de la personne en question restèrent d'un côté de la frontière. Or, quoi qu'il en soit c'est encore pire que de refuser, en alléguant cette participation supposée, le droit des descendants de ceux qui restèrent de l'autre côté à traverser pacifiquement -- et dans l'intention de travailler honnêtement -- une ligne de démarcation qui ne doit son existence qu'à un tel pacte.

Voyons cela en rapport avec le problème du fondement de la propriété. On sait que même Nozick reconnaît que, étant donné la façon dont les événements se sont déroulés -- c'est-à-dire, étant donné l'emploi de la force (et d'autres procédés illicites, faudrait-il ajouter) dans le processus d'appropriation actuelle des biens --, le libertarianisme dont il s'est fait le champion ne saurait pas cautionner sans plus l'état des choses actuel, c-à-d la répartition présente des biens et des richesses, mais seulement celle qui existerait dans uns situation «idéale».Foot note 1_2 Nous nous sommes penché sur ce sujet dans un autre travail, où nous avons discuté les thèses d'Antony Flew à propos de l'égalité et de la justice.Foot note 1_3 Tout cela s'avère encore plus clair pour ce qui est de la possession collective des territoires par les populations, car l'histoire des acquisitions des terres par les grands groupements d'êtres humains est une histoire où les règlements pacifiques, exceptionnels, ont toujours tiré leur origine de ce que le plus faible a cédé au plus fort. Un droit découlant de pareilles acquisitions sera donc d'autant moins solide (au point de vue du droit naturel). Dès lors, il devra se soumettre d'autant plus à des droits de la personne qui, eux, sont fondamentaux et ne découlent d'aucune contingence, ni, encore moins, d'actes de violence.


§2.-- Le droit de sortir et le droit d'entrer

On a naguère proclamé à cor et à cri que les citoyens de pays de l'Est, lorsqu'ils ne pouvaient pas quitter leur territoire, voyaient leurs droits piétinés. Du moins ceux qui leur interdisaient le départ ne les condamnaient pas à mourir de faim. En vérité c'est bien plus grave de refuser le droit à l'immigration aux habitants des autres «pays» que le droit à l'émigration aux habitants de leur propre «pays», parce que le premier refus porte atteinte aux droits inaliénables de beaucoup plus d'êtres humains que le second; et, surtout, c'est bien plus grave lorsqu'en toile de fond se trouve un concours de circonstances comme celles qui poussent les exilés économiques des pays pauvres, des pays que les puissances colonialistes n'ont pas eu des scrupules à soumettre longtemps à leur domination, et dont la pauvreté actuelle a été certainement produite, du moins en partie, par cette oppression passée qu'ils ont souffert jusque tout récemment -- et qui, d'après certains studieux, demeure, sous d'autres formes.

A ce propos il convient de faire une réflexion sur la priorité du droit d'abandonner un territoire sur le droit d'entrer dans un autre. Ceux qui ont exalté longtemps les accords d'Helsinki nous ont habitués à l'idée que le droit au départ est un droit naturel de l'homme; mais, en revanche, ils n'ont jamais proclamé qu'il existe le droit d'aller dans d'autres territoires: le droit d'entrer. (Curieusement, cependant, ils ont toujours affublé le seul droit au départ du titre de droit à la libre circulation des personnes.) De deux choses l'une: ou bien il existe un acte de sortir (d'un territoire) qui n'est pas du tout en même temps un acte d'entrer (dans d'autres territoires), et c'est alors à cet acte-là qu'on pourrait aspirer en se prévalant du droit au départ; ou bien, autrement, chacun a le droit d'entrer dans un autre territoire, puisqu'il a la faculté de quitter celui qu'il habite. La première alternative semble manifestement fausse: chaque acte de sortir est, tout à la fois, un acte d'entrer. Non seulement il entraîne un acte d'entrer, mais il est lui-même un acte d'entrer. Quand bien même il en serait autrement, c-à-d quand bien même le départ (d'un endroit) et l'entrée (dans un autre) seraient deux actes divers, il serait néanmoins impossible de sortir sans entrer. Ce qui est nécessaire à l'exercice d'un droit est aussi quelque chose à quoi on a droit. En d'autres mots: nul ne peut être frustré de l'un de ses droits par le biais d'une interdiction. Par suite, quiconque a le droit de sortir a tout aussi bien le droit d'entrer quelque part. Seulement -- nous diront les porte-drapeaux d'Helsinki -- même si on a le droit d'entrer dans un endroit déterminé, il n'y a cependant aucun endroit où l'on ait le droit d'entrer. Autrement dit, un citoyen d'un pays donné aurait le droit à ce qu'il existe un autre pays où il pourrait se rendre, mais il n'aurait pas le droit de se rendre dans aucun pays en particulier (sauf au cas où les autorités de l'un d'entre eux le lui accorderaient.) (Ce qui veut dire -- nous y reviendrons un peu plus loin -- que la portée du quantificateur existentiel est étroite, non pas large.) Le lecteur sera sans doute d'avis qu'il s'agit là d'une argutie, ô combien invraisemblable!Foot note 1_4

Car si le droit de traverser les frontières de l'intérieur vers l'extérieur se trouve être soumis à cette condition, que la personne munie de ce droit ait reçu le consentement du gouvernement d'un autre pays, situé au-delà des frontières, pour qu'il traverse la frontière de l'extérieur vers l'intérieur -- en entrant dans ce pays-là -- , alors il n'existe aucun droit catégorique au départ, mais seulement un droit hypothétique. D'où il découlerait que le gouvernement d'un pays ne permettant pas à ses sujets l'abandon du territoire serait en train de violer uniquement les droits de ceux d'entre eux qui ont reçu une telle autorisation de la part d'un gouvernement étranger d'un pays frontalier. Étant donné que de telles autorisations sont exceptionnelles, il n'y aurait que des violations exceptionnelles de ce droit de la personne dans le pays en question.

On pourrait peut-être alléguer que la violation systématique consiste en ceci seulement, à savoir que, (même) si les autorités d'un autre pays permettaient à un citoyen du pays en question d'y pénétrer, le citoyen n'obtiendrait pas un permis de sortie de son propre gouvernement. Mais cela reviendrait à faire consister un droit dans la vérité d'un conditionnel subjonctif qui ne nous éclaire pas beaucoup. Aussi le droit en question se trouverait-il plutôt obscurci et défiguré. Un droit de la personne tellement important ne peut pas consister dans la vérité d'une clause conditionnelle de ce genre, car alors l'exercice d'un tel droit se trouverait réduit à quelque chose d'extrêmement précaire et le plus souvent invérifiable.

D'ailleurs, la réduction d'un seul droit à la vérité de certains conditionnels subjonctifs de ce genre demanderait une justification aux termes de laquelle ce droit-là posséderait une spécificité dont découle la réduction. Autrement on entérinerait toute réduction semblable de n'importe quel autre droit, peut-être même d'un droit encore plus fondamental comme le droit à la vie. Or il appert que celui-ci n'est pas un droit conditionnel. Mais d'un autre côté on voit mal en quoi et pourquoi le droit à l'émigration serait seul une faculté conditionnelle.

On pourrait aussi alléguer que, même si le droit de sortir est inconditionnel, il n'existe aucun droit inconditionnel d'entrer, mais que ce n'est que lorsqu'on accorde à quelqu'un l'autorisation d'entrer (dans un autre pays) que la personne acquiert un droit inconditionnel d'entrer, à telle enseigne qu'en l'exerçant elle peut exercer le droit de sortir (de son pays d'origine). Ce qui voudrait dire que même si on possède ce dernier droit, on ne peut pas l'exercer (juridiquement, c'est-à-dire avec un pouvoir qui signifie: ne pas être obligé de ne pas le faire). Cela n'entraînerait-il pas que la personne ayant le droit de sortir mais pas encore celui d'entrer dans un autre pays serait tenue de ne pas exercer son droit de sortir? Mais sans doute un principe juridique fondamental veut que nul ne soit astreint à ne pas exercer ses droits.

Or -- si l'on accorde qu'il existe un droit de sortir -- y-a-t-il une différence entre sortir et exercer le droit de sortir? S'il n'y a pas de différence, alors qu'une personne soit astreinte à ne pas exercer son droit de sortir c'est bien évidemment la même chose qu'elle soit obligée à ne pas sortir; dans ce cas, la thèse que nous sommes en train d'examiner reviendrait à refuser le droit de sortie. Il nous reste l'autre alternative: que l'action de sortir soit différente de l'exercice du droit de sortir, même si ce droit existe. Or cela est impossible. Car, s'il en était ainsi, on aurait, par similitude des cas, que quelqu'un muni du droit de s'associer pourrait être privé du droit d'exercer son droit à s'associer, et ainsi de suite. Tout cela est bien entendu inadmissible.

On ne peut pas nier que la logique déontique et juridique offre des surprises.Foot note 1_5 Il faut y penser soigneusement, en évitant d'omettre certaines différences qui, à première vue, pourraient être mésestimées. Ainsi se peut-il que quelqu'un ait le droit d'avoir le droit d'être loué, sans avoir le droit d'être loué: il a le premier, mais, pour qu'il soit exercé -- c'est-à-dire pour que la personne en question ait effectivement le droit d'être louée -- il faudrait qu'elle le méritât. Mais il n'arrive jamais qu'on n'ait pas le droit d'exercer un droit dont on est muni (tout au plus y aurait-il un droit qu'on n'aurait pas le droit d'avoir).

Si, par conséquent, on exclut que la personne ayant le droit de sortir soit obligée à ne pas exercer ce droit, alors, si cette même personne est privée du droit d'entrer (dans un autre territoire au-delà des «frontières»), il en résultera qu'elle a le droit à une action qui serait empêchée par la non-réalisation d'une autre, sans pour autant avoir le droit à cette dernière. Mais cela enfreindrait une norme courante et élémentaire de la logique déontique et juridique, celle aux termes de laquelle, s'il est affirmable que la non réalisation d'un acte empêcherait la réalisation d'un autre, alors l'obligation du second acte -- voire même le droit à le réaliser -- implique le droit d'accomplir le premier acte. Il en résulte que, s'il existe un droit de sortir, il existe un droit d'entrer. Il existe donc un droit d'entrer (puisque presque tout le monde accepte aujourd'hui l'existence du droit de sortir).

Il ne nous reste qu'a considérer la thèse comme quoi il existe un droit d'entrer dans un territoire mais pas un droit d'entrer dans un territoire déterminé. Il s'agit là de la thèse de la portée étroite du quantificateur existentiel: il y aurait un droit à ce qu'il existe [en subjonctif] un pays ou un territoire où l'on pourrait entrer mais il se peut bien qu'il n'existe aucun pays où l'on ait le droit d'entrer. Cela a l'air absurde, parce qu'il serait inouï d'enfreindre ou de récuser ce que nous pouvons appeler le principe de Barcan déontique, principe qu'on pourrait formuler ainsi: s'il est permis qu'il y ait quelque chose avec certaines caractéristiques, c'est qu'il y a quelque chose en particulier par rapport à quoi on peut, licitement, agir de façon à ce que ce quelque-chose-là possède lesdites caractéristiques. Le droit à l'existence de quelque chose en général de telle ou telle sorte sans qu'il n'y ait rien du tout par rapport à quoi on soit en droit de demander qu'il soit de cette sorte-là serait un droit absolument vide; en vérité cela ne ferait rien que de l'avoir ou de ne pas l'avoir -- même de ne pas l'avoir du tout.

Dès lors, la reconnaissance du droit de sortir d'un pays entraîne celle de l'existence d'au moins un pays où on puisse entrer. Mais lequel? Si tous les citoyens d'un pays quelconque sont munis -- en droit naturel -- du droit d'en sortir, où ont-ils le droit d'entrer -- toujours en droit naturel? Pas plus dans un pays du nord que dans un pays du sud, de l'est ou de l'ouest. N'importe quelle sélection serait arbitraire. Chacun possède donc le droit d'entrer dans n'importe quel pays. Entrer pour combien de temps? Si on a le droit de ne pas retourner dans son pays d'origine, on a le droit de rester pour toujours dans le pays où l'on est allé.

Récapitulons notre argumentation. Chaque habitant d'un pays a le droit d'en sortir, c'est-à-dire les autorités sont tenues de ne pas s'opposer à ce qu'il sorte. D'interdire à quelqu'un l'entrée dans les autres pays lui empêcherait d'exercer son droit de sortir. Chaque habitant d'un pays a donc le droit d'entrer dans un autre; c'est-à-dire il a le droit à ce qu'il y ait un autre pays où il puisse entrer: il a le droit à l'existence d'un autre pays où les autorités lui permettent d'entrer. Par conséquent il y a un pays dont les autorités sont tenues de laisser entrer un citoyen donné -- quel qu'il soit -- d'un autre pays. Mais si cela s'applique au moins à un pays, cela s'applique à tous, car ici les particularités de tel ou tel pays ne sont pas pertinentes (le raisonnement ne concerne nulle particularité d'aucun pays). Les autorités de chaque pays sont donc tenues de laisser entrer n'importe quelle personne, de quelque pays que ce soit. Et non seulement de lui permettre d'y entrer mais d'y demeurer (pour autant, bien entendu, qu'il agisse pacifiquement et ne commette aucun délit -- ce qui convient pareillement aux habitants déjà établis dans le pays en question.)


§3.-- Le droit à l'émigration et les justifications des conquêtes européennes

Le principal argument avancé par les européens lors de leurs guerres d'expansion contre les peuples et les pays d'Amérique, d'Afrique et d'Asie tout au long de la période qui s'étend de la fin du XVe au début du XXe siècle faisait valoir le droit des particuliers à nouer des relations de commerce avec les habitants d'autres pays, ce qui comprendrait la liberté de s'établir dans ces pays-là pour s'y livrer à des activités professionnelles pacifiques. Le refus des autorités des pays non européens fut toujours invoqué comme une raison qui rendait légitime la déclaration de guerre, voire même la conquête pure et simple, sans autre forme de procès, puisque leur méconduite à ce propos justifiait le procédé. Fort souvent les conquérants européens n'attendirent même pas, mais lancèrent leurs campagnes de conquête sur la base d'une présomption d'entraves de la part des autorités locales à l'établissement des étrangers, c-à-d des européens. Parmi les européens censés pouvoir s'établir à juste titre dans lesdits pays on rangeait aussi les missionnaires. Â croire que la liberté de s'établir ailleurs doive être accordée -- d'après les juristes européens ayant avancé cette doctrine -- à quiconque veut se livrer à une activité quelconque, pourvu sans doute qu'elle soit pacifique et ne comporte aucun délit, c-à-d qu'elle soit conforme au droit des gens.

L'un des premiers auteurs qui invoquèrent ce principe juridique fut le théologien espagnol R.P. Francisco de Vitoria, O.P., dont l'essai De iure belli Hispanorum in Barbaros relectiones (Université de Salamanque, 1538), constituait certes, jusqu'à un certain point, une dénonciation des sophismes les plus grossiers dont se servaient les larbins de la Couronne espagnole pour justifier la conquête du Mexique et d'autres pays américains, mais tout en proposant comme raison suffisante précisément la faculté de chacun d'émigrer et d'entamer des liens pacifiques, le titulus naturalis societatis et communicationis.

 combien de reprises le même argument a été rabâché, réélaboré, vulgarisé -- la plupart des fois dépourvu des subtilités et de l'érudition qui au moins constituent l'agrément de la prose du P. Vitoria! Comme le rappelle Franz Ansprenger (dans son livre Auflösung der Kolonialreiche (Munich: Deutscher Taschenbuch V., 1981 -- cf. la trad. anglaise chez Routledge, 1989, pp.2ss.), c'est au fond le même argument qu'ont avancé les Anglais pour lancer la guerre de l'opium et les autres guerres contre la Chine tout au long du XIXe siècle, et d'une façon ou d'une autre celui auquel on a eu le plus souvent recours pour présenter sous un oeil acceptable la conquête de ce que nous appelons maintenant le Tiers Monde. Qu'il me soit permis de citer -- parmi la foule d'exemples qu'on peut rappeler à ce propos -- deux perles mentionnées par Ansprenger (loc.cit., pp. 2-3): la première c'est la déclaration par laquelle l'Osservatore Romano justifiait l'attaque de l'Italie contre l'Éthiopie le 24 février 1935: «Dans la colonisation nous voyons un miracle de la patience, de l'héroïsme et de l'amour fraternel. Aucune nation, aucune race n'a le droit de vivre dans l'isolement». La seconde ce sont des propos tenus par Lord Luggard -- l'un des principaux politiciens et hommes d'État britanniques -- en 1922: «Les tropiques étant l'héritage de l'humanité, (...) les races qui y habitent n'ont pas le droit à refuser leurs richesses à ceux qui en ont besoin».

De deux choses l'une: soit ce droit naturel de s'établir où l'on voudra est en effet l'un des droits de l'homme qui doivent l'emporter sur les lois positives des États, soit il n'existe pas -- ou, ce qui revient au même, il ne peut pas être placé au-dessus des dispositions édictées par les autorités des différents pays. S'il existe, alors le bien-fondé de la conquête coloniale n'aura toutefois pas été prouvé tant qu'on n'aura pas démontré: (1º) qu'effectivement les autorités des pays conquis enfreignaient ledit droit gravement et systématiquement; (2º) qu'aucun autre moyen de parvenir à le faire respecter n'était à leur portée; (3º) qu'en outre les bienfaits de la conquête menée dans ce but ont été supérieurs aux souffrances et aux injustices commises; (4º) que les conquérants agissaient effectivement dans ce but. Mais une chose est certaine: si cette latitude doit exister, alors il est licite aux habitants des pays du Tiers Monde d'aller s'établir dans les pays riches, toute entrave à l'exercice de cette liberté constituant une flagrante violation des droits de l'homme au moins aussi grave que l'emprisonnement des dissidents politiques (bien plus grave en fait, puisqu'elle concerne bien plus de gens et porte atteinte à l'ensemble de leurs conditions d'existence quotidienne possibles).

Passons à la deuxième alternative, c-à-d l'hypothèse que le droit de s'établir ailleurs (dans quelque pays que l'on ait choisi) puisse être légitimement entravé ou refusé par les lois d'un État. Alors il est aisé de conclure à un manque de fondement de la seule raison ayant un minimum d'apparente respectabilité parmi celles qui furent invoquées à la décharge de la conquête européenne. (Au nombre des conquérants européens dont il est ici question il faut bien évidemment ranger les Nord-Américains: qu'il suffise de rappeler comment la marine de guerre des États Unis ayant à sa tête le commodore Perry, imposa de vive force aux Japonais en 1853 l'ouverture de deux de leurs ports aux trafiquants des USA; plus tard, en 1863, une escadre dépêchée par les puissances occidentales bombarda le port nippon de Shimonoseki, ce qui assura aux euro-américains l'accès de l'archipel.)

Un épouvantable tort ayant été ainsi fait à ces peuples, on leur doit un dédommagement proportionnel. Or ce dédommagement comprendra certes de l'aide, mais à plus forte raison il ne peut pas ne pas inclure une réciprocité minimale: non pas la réciprocité pleine qui consisterait à reconnaître aux habitants des pays du Tiers Monde la faculté de conquérir les pays européens par la force, mais seulement celle consistant en ceci, qu'il ne leur soit pas interdit d'aller résider dans les pays qui les ont préalablement conquis et qui, l'ayant fait, ont octroyé à leurs propres ressortissants l'autorisation d'aller vivre dans les pays conquis, sans demander aux indigènes leur avis ou leur permission.

Il y a bien sûr de nombreuses autres raisons pour penser que les citoyens des pays du Tiers Monde méritent une compensation suffisante -- s'étendant jusqu'à l'abrogation de toute défense de séjourner dans les pays riches, sans restriction aucune -- indépendamment de l'argument présenté ci-dessus. Quels que fussent les motifs de la conquête, celle-ci comporta bien trop d'horreurs, y compris la traite des esclaves pendant des siècles. Au surplus, il y a des raisons morales qui étayent la thèse d'une obligation des pays riches d'aider les pays pauvres, quand bien même la richesse des premiers n'aurait été acquise, ni partiellement ni totalement, aux dépens des habitants des pays pauvres, et lors même qu'il n'y aurait pas eu de conquête du tout. Quiconque accepte ce devoir des pays riches d'aider les pays pauvres doit se poser cette question: quelles formes et quels degrés d'aide sont obligatoires?

Il me semble que l'une des formes de l'aide qui doivent être reconnues au premier plan c'est celle qu'on apporte en ne faisant pas obstacle à cette composante élémentaire de ce qu'on appelle l'esprit de libre entreprise qui consiste à aller vivre ailleurs pour y vendre sa force de travail. D'autres formes d'aide peuvent demander de la part des donateurs un certain sacrifice positif, mais l'aide dont il est ici question n'en renferme aucun. Tout au plus entraîne-t-elle un risque de concurrence pour les travailleurs des pays riches. Or, tout d'abord il faut bien constater que, dans de nombreux cas, il n'en est rien puisque les immigrants sont prêts à se livrer à des activités pour lesquelles on ne peut embaucher de la main d'oeuvre sur place que fort difficilement. Deuxièmement, l'expérience du passé montre à quel point de pareilles pertes à courte échéance disparaissent peu à peu, si bien qu'à la longue ce qui en résulte c'est un gain net pour tous. Troisièmement, c'est aux gouvernements de prendre des mesures pour aider à éviter ou à compenser la dépréciation temporaire des salaires qui pourrait être provoquée par une augmentation de l'immigration. Quatrièmement, n'importe quelle forme d'aide comportera un certain sacrifice pour les contribuables, et il ne paraît pas sincère de regretter la perte des gages des salariés causée par la concurrence de la main d'oeuvre migrante, alors qu'on n'est pas sans savoir que ce sont directement ou indirectement les travailleurs qui apporteront la plus grande proportion des sous que l'on versera aux gouvernements de certains pays du Tiers Monde à titre d'aide au développement. Cinquièmement, à la différence d'autres formes d'aide, dont on n'est jamais sûr qu'elles parviennent aux destinataires théoriques -- les populations pauvres des pays pauvres --, il en va tout autrement pour cette forme d'aide (qui ne doit pas être conçue comme exclusive, bien entendu). Sixièmement, tant qu'à tenir compte de ces facteurs de la loi de l'offre et de la demande sur le marché salarial, on ne saurait oublier le relèvement des salaires dans les pays d'origine qui probablement s'ensuivra du transfert partiel des populations, alors qu'il s'agit de pays où le nombre des chômeurs atteint presque toujours plus d'un tiers, parfois plus de la moitié de la population active, et par conséquent -- suite aussi aux mesures prises sous l'injonction du Fonds Monétaire International -- les salaires sont ravalés à un niveau qui ne peut même pas être appelé de subsistance.

On peut objecter qu'une autorisation aux travailleurs des pays pauvres de voyager et de séjourner librement dans les pays riches peut causer un tort aux pays pauvres eux-mêmes, puisque ceux qui en profiteraient ce seraient les travailleurs les plus actifs ou les mieux qualifiés, ce qui se traduirait par un appauvrissement ultérieur des pays pauvres. Â quoi on doit répondre que, quand cela serait -- ce qui au demeurant n'est pas prouvé --, puisque l'économie de marché à laquelle sont tant attachés les pays riches n'offre presque aucune possibilité aux habitants des pays pauvres d'y trouver leur prospérité, le minimum que l'on peut faire pour eux c'est de leur permettre d'émigrer (et par suite de ne pas leur défendre de séjourner librement dans les pays riches). En outre, l'expérience historique des pays ayant fourni une nombreuse main d'oeuvre migrante prouve le contraire: les populations qui restent sur place en profitent par différents moyens (parmi les exemples qu'on peut mentionner à ce propos figurent des pays européens comme l'Italie et l'Espagne). Il faut avoir toujours présent à l'esprit que, quel que soit le fondement de telles considérations économiques, les droits de l'individu doivent être respectés en tout état de cause, comme nous le rappellent chaque jour les tenants des points de vue reçus, qui arborent par-dessus tout le principe de l'inviolabilité des droits de la personne.


§4.-- Les conséquences pratiques du respect de ce droit seraient-elles catastrophiques?

Pour clore notre discussion, nous allons nous pencher sur les conséquences pratiques de l'exercice du droit proclamé dans cet article. Les mauvais augures nous disent qu'au cas où l'on reconnaîtrait ce droit, il en résulterait des conséquences funestes: les territoires et les pays les moins développés se videraient de leur population, et les plus développés éclateraient, ou peu s'en faut, par congestion ou par excès de population. Les nouveaux venus, devant l'opulence des habitants majoritaires du pays où ils entreraient, seraient entraînés, par ressentiment et à cause du manque de postes de travail, à des actes de violence. Et ainsi de suite.Foot note 1_6

Il faut rappeler que de semblables considérations ont souvent été avancées par le passé contre l'exercice d'autres droits. Petit à petit la conscience collective de notre espèce s'est persuadé qu'il est inadmissible d'accorder un plus grand poids à des supputations sur les conséquences pratiques éventuelles du respect effectif d'un droit qu'aux raisonnements qui en démontrent l'existence. C'est justement en cela que consiste la conception des droits de la personne humaine. Car, n'était l'inadmissibilité de ce genre d'arguments contre la reconnaissance d'un droit inaliénable de l'homme, d'autres justifications pragmatiques des infractions d'autres droits seraient valables elles aussi -- surtout lorsque ceux qui se trouveront être privés d'un droit sont aussi des bénéficiaires, du moins en partie, d'une telle privation, à l'encontre de ce qui arrive dans le cas qui nous occupe, car personne ne peut prétendre qu'il vaut mieux pour ceux qui souhaiteraient d'émigrer qu'on les en empêche. D'autre part, tout au long de l'histoire on a fait des pronostics semblables chaque fois qu'on a essayé de faire reconnaître un droit fondamental de la personne. Et toujours l'histoire s'est chargée par après de les démentir. On prétendit que sans esclavage tout s'écroulerait, que les anciens esclaves ne travailleraient pas, etc. On prétendit que, si on rendait les paysans libres de quitter leurs terres, les campagnes cesseraient d'être cultivées et la ruine universelle s'ensuivrait. On prétendit que, si l'on permettait aux roturiers d'aspirer à de hauts postes, les pauvres deviendraient insolents et fainéants, ne pensant qu'à s'élever dans l'échelle sociale. Il suffit de consulter les pamphlets voire même des écrits de théorie politique des siècles passés, et pas tellement passés: on y trouvera des échantillons de tout cela et davantage encore. Aujourd'hui nul n'oserait dire des choses pareilles, sans rougir, ni même affirmer que de telles prédictions se sont avérées correctes.

Il nous est donc loisible de conclure que le droit de la personne est ce qu'il est, et qu'il faut le reconnaître et le respecter; en outre, la capacité de l'être humain de s'adapter à de nouvelles circonstances lui permet de tirer un bon parti des situations dérivées du respect des droits préalablement non reconnus, des situations qui finissent par comporter toujours un plus grand bien-être général.Foot note 1_7

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Il est étonnant que dans la récente philosophie politique et morale on ait si peu traité du problème de la signification éthique et juridique des frontières; fort souvent on met sur pied des théories de la justice qui présupposent que n'importe quelle articulation effective d'une organisation politique mettant en pratique des principes de justice commutative ou distributive gardera le préjugé que les détenteurs de droits sont seulement les «citoyens» du «pays» ou de «la société» où une telle articulation serait imposée, c'est-à-dire: de ce côté-ci de la frontière (dans chacun des cas); et cela sans que personne n'ait l'air de mettre en doute ces notions dont la validité se trouve en grande partie démentie par la réalité d'un système social, politique et économique qui dépasse les frontières. Ceux qui discutent ainsi de la justice semblent méconnaître la tradition du droit des gens (et l'on a envie de leur rappeler la solidité et l'importance d'une tradition du jusnaturalisme dont ils ont tant à apprendre). Lorsque dans la littérature récente on discute du problème des frontières c'est normalement pour faire allusion aux problèmes de la guerre et de la non-intervention ou, tout au plus, de l'aide aux pauvres dans des pays différents de celui qu'on habite. Ce sont des problèmes importants, mais pas les seuls. Un problème fondamental, le droit de n'importe quel être humain à traverser les frontières, ne semble pas inquiéter beaucoup de monde pour l'instant. En proclamant ici ce droit, nous reconnaissons qu'il y a des degrés dans ce droit, et que l'habitant d'un pays qui par le passé fut soumis violemment à la domination d'un autre a plus de droit à émigrer dans le pays conquérant que des habitants de pays qui n'ont pas souffert de cette agression.Back to main body of the paper




2. 1_2.

Les grandes répercussions qui découlent de cette concession de Robert Nozick (v. à ce sujet, du même auteur, le chap. 7e de Anarchy, State, and Utopia, Blackwell: 1974, pp. 149ss) ont été analysées par Alan Brown dans Modern Political Philosophy, Penguin, 1986, pp. 95ss. Nozick défend le capitalisme dans une situation idéale où toutes les acquisitions et tous les transferts se seraient produits, ab initio, correctement ou, autrement, dans la mesure où il y aurait eu des rectifications. Mis à part le fait que la conception de Nozick est très discutable par bien d'autres côtés, c'est certain que, s'il y a eu des acquisitions et des transferts de biens qui ont été faits correctement, ç'a été exceptionnel -- surtout lorsqu'il s'agit de biens ou des territoires appartenant à une communauté, à une «nation».Back to main body of the paper




3. 1_3.

V. mon article «Flew on Entitlements and Justice», dans International Journal of Moral and Social Studies 4/3 (autumn 1989), pp. 259-63.Back to main body of the paper




4. 1_4.

L'un des auteurs qui se sont occupés du problème de la signification éthique et juridique des frontières, Alan H. Goldman, termine son article intitulé justement «The Moral Significance of National Boundaries» (Midwest Studies in Philosophy VII (1982), pp. 437-53) par ces déclarations (pp. 452-3):

This may explain further why at present obligations to follow citizens are stronger than duties to persons in other countries. [...] The other part of the explanation is the fact that those deprived in our society are so partly because of the operation of the social and economic system that we help to maintain. Our responsability for their deprivation, like our contribution to their welfare, is more direct.

Plusieurs des arguments avancés dans cet article montrent clairement à quel point Goldman se trompe. Premièrement la notion, dogmatiquement employée, de «notre société» est on ne peut plus discutable. Deuxièmement de nos jours le système socio-économique est international, au point que n'importe quel citoyen d'un pays jouant un rôle plus ou moins influent dans ce système a une part de responsabilité dans son fonctionnement. Troisièmement, ce système lèse les habitants des pays les moins développés. Quatrièmement, les pays hégémoniques ont des responsabilités découlant des interventions d'un autre genre -- celles du passé ou peut-être aussi celles du présent. Cinquièmement, il incombe aux habitants d'un pays hégémonique un devoir vis-à-vis des autres -- mais surtout de ceux qui ont été par le passé les victimes des agressions coloniales --, à savoir ne pas s'opposer à l'exercice du droit à la libre circulation et au libre choix du lieu de résidence, c'est-à-dire le droit à traverser librement les frontières; ceci ne demande d'ailleurs aucun déboursement de la part des habitants d'un pays hégémonique, mais -- si la différence postulée par Alan Goldman entre les droits positifs et les droits négatifs est fondée, ceux-ci étant soi-disant plus forts -- il s'agirait de respecter un droit négatif, ce respect ne comportant qu'une simple abstention d'entraves violentes aux migrations pacifiques.Back to main body of the paper




5. 1_5.

V. mon article «Un enfoque no clásico de varias antinomias deónticas», Theoria III/7-8-9 (1988), pp. 67-94.Back to main body of the paper




6. 1_6.

Qu'il me soit permis d'avancer un argument ad hominem. Ceux qui arguënt des conséquences soi-disant catastrophiques qui découleraient du respect du droit à la libre circulation de tous les êtres humains, s'ils sont -- comme il arrive souvent -- des défenseurs du libre marché, ne manquent-ils pas de confiance envers celui-ci? Nozick critique (op. cit. supra, n. 2, p. 182) la clause de sauvegarde de Locke en alléguant que la libre opération d'un système de marché fera que personne ne soit lésé avec l'appropriation de biens que nul ne possédait au préalable. Si le marché est si bon, on voit mal pourquoi il serait privé des mécanismes conduisant à transformer une situation difficile -- entraînée par des mouvements migratoires plus intenses découlant du respect du droit général à la libre circulation -- en une situation avantageuse. Au contraire, c'est notre conviction que, avec ou sans l'économie de marché, à la longue cette situation-là entraînerait un plus grand bien-être général, entre autres en favorisant des investissements plus importants dans les régions les moins développées, comme le prouve l'expérience des migrations à l'intérieur des grands pays.Back to main body of the paper




7. 1_7.

Cet article laisse de côté bien des questions, comme celles-ci: quelles personnes exactement auraient le droit de sortir et d'entrer? (Les adultes seulement? Â partir des 18 ans et un jour? Sans tenir nul compte des liens qui les unissent les uns aux autres, des dettes qu'ils pourraient avoir contractées etc?) Quels biens auraient-ils le droit d'emporter, en sortant de leur pays, et d'introduire dans un autre, etc. Ces problèmes (évoqués par Nozick -- uniquement par rapport au seul droit de sortir -- à la p. 330 du livre cité plus haut, nn. 2 et 6) concernent davantage l'aspect du départ que celui de l'entrée; d'ailleurs, si ces problèmes se posent en ce qui concerne les frontières entre les états, ils ne se posent pas moins -- on s'évertue à les traiter et à les résoudre -- en ce qui concerne les limites entre des municipalités, des cantons, des provinces ou des états d'un même pays, sans que l'on propose pour autant l'abolition du droit à la libre circulation à l'intérieur d'un territoire «national».Back to main body of the paper








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